•   Jean Guéhenno disait :

    "....nous vivons une vie, nous en rêvons une autre mais celle que nous rêvons est la vraie."

    Comment résister à cette torpeur du passé qui m'affaiblit à nouveau et me fait descendre plus bas, dans ce rêve éveillé qui me sied et dans lequel j'enferme mes souvenirs plus profondément.....

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    ....quelques minutes plus tard, l'eau pour le thé est chaude et j'ai déposé sur une feuille d'holei une grosse poignée d'ohélos, une sorte de gros pamplemousse ainsi que des airelles; je souris en la regardant "enfouir" à pleines mains le fruit exquis et sacré  ;  Mai n'en fait qu'une bouchée, la jungle, ça creuse...et elle adore les airelles ; je me contente d'une tasse de thé brûlant accompagnée d'un alcoolat préparé par mes soins.

    Mai lève les yeux, attirée par un bruissement d'ailes dans la canopée ; un groupe de perroquets bleus rejoint la lisière de la jungle ; la nature s'éveille. L'aurore enveloppe la cime des arbres. Hibiscus et bancouliers s'offrent déjà au soleil qui lèche le flanc de la colline. Une sittelle turquin jaillit tout près pour atteindre les frondaisons. Surpris, je cherche Mai. A quelques mètres, elle s'étire en baillant. Un bruit sourd et continu parvient de derrière le temple : la cascade. Pour l'atteindre, nous devons emprunter une piste bien dégagée tracée par les inlassables va-et-vient des éléphants du service forestier de Phu Luang. Quotidiennement, ils déambulent par groupes de trois, trainant de volumineux troncs de teck arrachés aux collines environnantes jusqu'à la destination finale : le Mékong ; mais aujourd'hui, nous avons de la chance, c'est relâche ; un bonheur au milieu de ce silence ponctué de cris d'oiseaux.

     

    Mai regarde en arrière, m'aperçoit contournant un ohia centenaire puis elle disparaît soudain dans un groupe de fougères cornes d'élan et de géraniums sauvages. En chemin, elle dérange quelques apapanes sanguins qui, surpris, se fraient une sortie à travers l'enchevêtrement des savonniers. Mai n'a certes pas choisi la meilleure piste mais ce qu'elle a vu ne souffre pas d'être détourné de son attention.

     

    A proximité d'un styrax majestueux, parmi les vieilles pierres, une orchidée rouge flirte avec un ti gracieux et élancé. Mai cueille la fleur de sang et revient dans ma direction. Ensembles, nous suivons la piste quelques instants, louvoyant entre les branches, les haies tranchantes des hautes herbes, laissons la pagode à l'est pour aborder les premiers contreforts des torrents de montagne.

    Un coin dégagé me parait l'endroit idéal pour effectuer une halte.....

    La matinée est bien avancée. Nous coupons la piste pour descendre sous le première cascade. Arrivés en surplomb du torrent, nous savourons un instant de repos bien mérité. Mai est encore très jeune et les rochers arrondis et lisses sont énormes pour ses petites jambes. Elle s'approche du raidillon et lance négligemment l'orchidée à l'eau. La fleur écarlate flotte un instant entre deux pierres, tournoie, entraînée par le courant impétueux du torrent puis disparaît soudain à ses yeux, avalée par l'effervescence glacée.

    Mai cherche à l'apercevoir dans le lit bouillonnant, s'attend à la voir resurgir, drapée de sa splendeur virginale mais ni la verdeur des criques, ni l'imposante majesté des roches polies et noires, ni la multitude de petits bancs siliceux lovés autour de la cascade ne dévoilent à aucun moment la robe de sang assassinée.

    Déçue, elle soupire en haussant vivement des épaules, fait une moue badine et s'accroupit sur la roche-mère dominant l'élément ravisseur.

    A quelques pas, un gros lézard à queue rouge et jaune se dore au soleil, nullement incommodé par notre présence. Boudeuse, Mai se met à l'agacer avec une brindille. Irrité, l'animal, réveillé en plein somme, soulève sa masse gorgée de soleil, oscille pesamment de la tête et part se réfugier sous les fougères arborescentes en se dandinant gauchement.

    Pas un seul instant, je n'ai cherché à détourner mon regard de son jeu innocent, amusé par le manège. Je souris en grognant doucement. Surprise, Mai lève la tête et agite la main dans ma direction à la manière d'un chef d'orchestre. Un bref instant, son visage se renfrogne, vexée d'avoir été observée ; je réponds d'une grimace facétieuse ; elle me sourit à nouveau.

     Magie du moment où la lumière pailletée d'argent éclaire son minois d'enfant, voilant la beauté du site.

    A travers cette image hamilton, je redécouvre avec tendresse le visage de sa mère,

     

     la finesse, l'harmonie de ses traits et leur douceur. Comme un aimant, j'avais été attiré par sa longue chevelure de jais qui descendait jusqu'au trochanter, ses prunelles au reflet automnal contenant tout l'amour du monde, monde qu'elle avait quitté trop vite, trop tôt.

     Une impression de vide me saisit, un vide rempli de tristesse qui n'admet aucune panacée.

    Mai sent ma peine. Elle se rapproche de moi. Je sens sa main affleurer la mienne, douce comme un zéphyr et son corps chrysalide se blottir entre mes bras pour n'y plus bouger. Elle sait. Elle connait ma tristesse. A chaque spleen qui m'envahit, elle m'en dispense le remède. Nous demeurons ainsi contre l'agression de mots aussi futiles que barbares, sans le viol d'une absence mutuelle et consentie dont nous voulons conserver l'empreinte merveilleuse d'une fille à son père.

    Je laisse mon regard submerger cet instant de pur bonheur qui baigne mon corps d'une douce chaleur....

    .......

    Quel merveilleux et puissant artifice, souvenir si réel qui est l'apanage des jours sans soleil. 

    On ne peut cesser de regarder en nous-mêmes, de regarder cette lumière intérieure qui prend possession de nous lorsque la nuit tombe, si bien qu'aucune autre nous est nécessaire.

    ChrisDaniels21 


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