• Les Squales

     

     

     

    Spi tendu, l'Orchidée fendait les flots en grand largue par vent arrière. Ti-Albert maintenait la barre, balancine serrée, pour garder la bôme de la grand voile perpendiculaire au vent.

     

    Des odeurs de cuisine flattèrent agréablement les narines des deux hommes placés à la poupe.

     

    -Mo pe gagne faim ! Bon nanna ! S'écria le créole en roulant des yeux.

     

    -Tu as raison Ti ! Ça sent bon ! Allons voir ! Bloque la barre !

    Ils descendirent l'échelle conduisant à l'office. Au même instant le carillon placé au milieu du carré bien dégagé sonnait les douze coups de midi. Moon, vêtue d'un paréo et d'un haut constellé de fleurs de frangipanier achetés à Hawaï préparait langouste et calamars grillés accompagnés de riz blanc et de jeunes pousses de bambous, le tout saupoudré de safran et de curcuma.

     

    -Mo pe gagne faim ! Répéta le créole.

     

    Chris et Moon éclatèrent d'un rire qui devint très vite... général.

     

    Deux jours s'écoulèrent ainsi. La monotonie commença à envahir les mètres carrés du fifty.

     

    Ils avaient dépassé les Maldives depuis trois cent miles lorsqu'un fait nouveau se produisit.

     

    Ti-Albert, accoudé au balcon arrière, les pieds dans l'eau, se leva brusquement, comme piqué au vif en vociférant les cent diables. Se dressant vers la surface, dessinant des figures de huit ou tournoyant sur eux-mêmes, une dizaine de squales à la silhouette reconnaissable et de toutes tailles engageait une phosphorescence effrénée de danses rituelles.

     

    Blême, Ti-Albert souffla dans sa conque, appelant le couple occupé à une tâche fastidieuse...l'inventaire de la cambuse. En entendant la « voix des dieux », Chris et Moon se ruèrent sur le pont, croyant l'affaire sérieuse. Mais ils ne découvrirent que le créole sautant sur le pont comme un cabri et au bord de l'apoplexie.

     

    -Que se passe-t-il Ti-Albert ? Fit Chris, à la limite du fou-rire.

     

    -Patron...Moiselle...venez... là...voir ! Nez-nez-pointes ! Beaucoup !...

     

    -Nez-nez-pointes ?!!!..qu'est-ce ?...demanda Moon, incrédule.

     

    -c'est un terme à eux pour désigner le mako, un requin aux dents incurvées vers l'intérieur...sans doute fit Chris.

     

    En voyant la mimique du mauricien, gesticulant en tous sens, doigts en avant pour conjurer le sort, ils se libérèrent du fou rire jusqu'alors contenu.

     

    -Yo !...aides moi patron, pou l'amour du doux Jésus...ils ont chatouillé mes pieds s'écriait-il...

     

    Chris coupa court.

     

    -Venez Ti, nous allons déjeuner...nous verrons après ce que nous pouvons faire.... !

     

    Une heure plus tard, Ti-Albert préparait sa vengeance. Il commença à monter la ligne...vingt mètres de filin de 16 en polyester auquel il attacha un fût de plastique en guise de flotteur médian, le tout terminé d'une chaîne

    pourvue d'un émerillon d'affourche auquel était accroché à un ain boetté, une thonine de vingt cinq livres.

    Il laissa couler le filin à bâbord du voilier, attachant la partie supérieure à un winch d'écoute. Le flotteur partit à la dérive et se stabilisa à une dizaine de mètres puis il s'assit et attendit.

     

    L'attente ne fut pas longue. Une traction brutale entraîna le flotteur vers le fond pour réapparaître et disparaître à nouveau. Le visage du créole était inexpressif, impassible. La vengeance est un plat qui se mange froid et Ti-Albert avait bien l'intention de manger du requin ce soir. Tous ses sens semblaient accaparés par ce bras à demi tendu qui retenait le filin. Une nouvelle secousse plus forte l'obligea à mettre genoux à terre. Il s'arc-bouta en déplaçant le poids de son épaule afin de donner plus de force à sa traction puis abaissa la ligne jusqu'à la lisse afin de freiner la puissance de son adversaire. S'il connaissait la nature de celui-ci, il en ignorait encore la masse. Il avait souvenance d'un jeune requin-demoiselle que son père et lui avaient remonté après plus de quatre heures d'inlassables efforts....

     

    La tension fut telle qu'il laissa filer la ligne, la retenant toutes les trois secondes et la rabaissant vers la lisse pour freiner la descente.

     

    Vingt minutes !....vingt minutes de ce petit jeu épuisant durant lequel l'animal cherchait encore à reconquérir sa liberté. Ti-Albert savait que tout était pratiquement terminé lorsqu'il put la maintenir au même point sans plus d'efforts.

     

    Une fois le requin accolé au flanc du voilier, ils le halèrent sur le pont, Moon y prenant part, maniant la gaffe comme une experte pour le hisser.

    Aussitôt, d'une main habile, le créole glissa le nœud coulant, soulevant la tête. Le filin d'acier pénétra en arrière des yeux du requin puis il serra de toutes ses forces, entrant profondément dans sa peau, derrière l'articulation de l'os maxillaire. Presque aussitôt, levant prestement son gourdin plombé, il l'abaissa violemment à trois reprises sur le dessus de son crâne plat, en récitant à chaque fois une prière vantant la vaillance de son adversaire. D'un mouvement puissant, l'animal, surpris et traumatisé, donna de terribles coups de queue puis quelques secondes plus tard il roula sur le côté et ne bougea plus.

     

    Moon aperçut ses yeux, inexpressifs, encore luisants qui la regardaient de façon sinistre. Elle eut un léger frisson et ébaucha une larme devant toute cette violence.

     

    Le croyant mort, elle avança la main afin de le toucher mais Ti-Albert la retint prestement par le bras.

    -NON ! Moiselle !...mort blanche encore dangereuse...

     

    Instinctivement, elle recula. Effectivement, des spasmes agitèrent le squale. Balayant de sa queue l'espace, il pouvait encore tuer quelqu'un. A mesure que les secondes passaient, les soubresauts devinrent plus faibles puis disparurent. Il était mort.

     

    Alors, Ti-Albert lui prit doucement la main et la dirigea vers la gueule de l'animal qui baillait, indécente, révélant des rangées de dents triangulaires.

     

    -Voilà pouquoi...Moiselle...fit-il en soupirant

     

    Le spécimen était beau. Il avait la tête large, un corps fusiforme terminé par un appendice caudal aux lobes symétriques. Le dos était gris foncé, les flancs gris clair et le ventre blanchâtre. Les nageoires uniformément grises et la ligne placée en avant de la queue se serrant latéralement en deux surfaces horizontales désignaient l'appartenance du prédateur. La denture confirmait l'identité. Contrairement à ce qu'avait dit le créole, ce n'était pas un mako mais un requin blanc....bébé certes mais un blanc de deux mètres cinquante.

    En happant la boëtte, il avait englouti près d'un mètre cinquante d'avançon et l'ain, en se débattant, s'était planté profondément dans sa paroi stomacale, occasionnant de sérieux dégâts et facilitant son agonie.

     

     

     
    « Nuit d'étoilesL'enfant et la mer »

  • Commentaires

    1
    Lundi 27 Avril 2015 à 11:28

    Comme d'habitude ton récit est émaillé de termes maritimes comme si on y était sur ce bateau voguant sur les flots de l'aventure où tu nous emmènes rêver sous des cieux exotiques et ludiques merci pour ce moment...! partagé avec les protagonistes de cette belle histoire exaltante j'attends la suite avec impatience...!

    Passe une agréable journée au revoir mais pas adieux cher Chris-Daniel

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